Rêves

Voici un petit texte pour rêver un peu par un dimanche pluvieux et confiné…

clair de lune
Clair de lune – Valéry Sauvage

Rêves ?

J’erre parfois dans des jardins étranges. Il me semble avoir déjà suivi ces chemins, jadis, ou bien dans une autre existence. À moins que ce ne soit dans quelque rêve dont le souvenir revient à la surface, après avoir disparu au réveil d’un jour lointain. Des jardins, comme sortis de l’imagination d’un douanier Rousseau. Herbes géantes en buissons resserrés qui recèlent en leur sein des bêtes fantastiques, des fauves aux yeux doux qui semblent aussi rêver, peut-être hypnotisés par la musique qui sort d’une flûte. Des arbres aux larges feuilles et derrière, dans un ciel laiteux, un soleil qui rougeoie comme si c’était le soir.
Pourtant je suis bien éveillé. D’aucune drogue je ne suis sous l’emprise et ma raison est saine, enfin je le présume. Un jour, traversant le Pont-Neuf à Toulouse, dans l’eau de la Garonne, qui ce jour-là était bien basse, j’ai vu nager quelques hippopotames. Leur épaisse cuirasse était teintée de vert. Puis ils ont disparu et ma voiture est devenue bateau. Sur le fleuve je voguais. Le flot devenait fort, bientôt tumultueux, j’empruntais le canal. Puis je passais à autre chose.
Que devrions-nous croire, de ce qui dans nos têtes se trame ? On nous dit qu’il ne faut se fier qu’à la réalité. Mais nos pensées qui parfois vagabondent, comme ici les mots qui se posent à leur gré sous mes doigts et portent leur histoire comme bon leur semblent, ces mots ne sont-ils pas aussi réels que le reste. Si j’allais raconter que ce matin je me suis levé, ai bu mon café avec quelques biscottes, de la gelée d’oranges, en écoutant le poste, puis que je me suis lavé avant d’aller travailler, serait-ce plus réel que les fauves ou les hippopotames.
Ces fauves et ces hippopotames, je les ai vraiment vus. Aussi des phacochères et même des crocodiles, et des sacrés en plus. Ayant peur, surtout des phacochères, je m’étais enfermé dans la deux-chevaux de mon père, prenant soin de lever le petit loquet pour verrouiller la porte, afin de me protéger de ces terribles animaux. Voilà, c’est la réalité, je n’étais pas bien grand. Le café et les biscottes aussi c’est la réalité, mais celle-là n’éveille pas en vous la moindre curiosité, ne vous fait pas rêver. Je poursuis donc mon rêve, avant qu’il ne s’échappe.
Je marchais dans la jungle. Il y avait une clairière, avec une fontaine. Le soleil rougeoyant avait disparu derrière les grands arbres et maintenant la pleine lune diffusait une douce clarté. Près de la fontaine je vis une femme. Elle avait tressé ses cheveux et la tresse reposait sur son épaule droite. À l’oreille gauche elle avait piqué une fleur d’hibiscus. Autour de ses hanches, elle avait enroulé une sorte de pagne rouge. Elle portait une jarre qu’elle venait de remplir d’eau, dans le petit bassin. Puis elle disparut, se frayant sans bruit un chemin au travers des feuillages. Pas un mot, juste un regard étonné. Dans l’arbre, un oiseau au plumage éclatant lança son cri moqueur.
Ouvrant les yeux, je vis l’écran de mon ordinateur. Quel monde était le vrai ? Ou plutôt, dans lequel avais-je envie de vivre ? Cet écran qui s’ouvre sur le monde et nous met en contact à des lieues à la ronde, de quelle réalité est-il le messager ? Que de malentendus, de bêtises, de mensonges qui circulent et finissent par venir sous nos yeux s’afficher. La plupart du temps on y croit. Souvent on nous fait y croire. Sommes-nous hypnotisés comme les fauves du Douanier dans leur jungle irréelle ? Qui est cette flûtiste qui nous berce de ses sons enchanteurs, nous dit : « Dors, je le veux ». Pourquoi n’ai-je pas suivi dans les buissons la belle portant son amphore ? Et il me faudrait croire ce que me dit l’écran ? On passe finalement plus d’heures à dormir qu’à travailler. Ce qui se passe dans notre sommeil est donc aussi important que ce qu’on vit au bureau. Alors moi, qui rêve éveillé, je suis peut-être plus encore dans la réalité que nombre de mes contemporains. De plus, de mes rêves que je veux partager, me voilà qui vous donne à rêver, à votre tour. Ce qui s’écrit sur les pages d’un livre devient donc réel à son tour, plus encore que cette vacuité qu’on voit sur les écrans. Qu’on survole plutôt. Qui peut s’intéresser à ce qu’untel a mangé hier au restaurant ? au selfie mal cadré, à l’image floutée ? Au fait qu’à quinze heures, il était à Roissy ? Finalement mes hippopotames, ce n’était pas si mal. Surtout dans la Garonne. J’imagine la chanson qu’en aurait tiré Claude. « Oh ! Garonne, j’aime tes hippopotames, leurs doux yeux, dans tes flots tempétueux ». Voilà qui aurait eu de la gueule !
Ce que j’aime dans les rêves c’est qu’on n’y est pas obligés au sérieux. Personne ne nous impose, on y fait ce que l’on veut. Homme libre, toujours tu chériras tes rêves ! Telle pourrait être ma devise. Mais voilà qu’on voudrait en faire l’analyse… Clés des songes, mystère révélé. Mettre dans des petites boîtes un espace infini, pour ramener les êtres à une réalité qui parfois n’est pas bien amusante. Quelle folie. Pourquoi chercher à comprendre ce qui n’a pas à l’être. Pour soigner ? Mais se soigner de quoi, moi je veux me soigner de la réalité. M’évader dans mes rêves, car ils sont bien plus beaux que ce monde sali où l’on veut me traîner. Le plus beau dans les rêves, du moins à mon niveau c’est ce que je préfère, c’est qu’on y peut voler. Si l’on me permettait dans la réalité de voler par moi-même, alors peut-être (mais je n’en suis pas sûr) je laisserai de côté l’univers onirique. C’est une sensation à nulle autre pareille que de glisser entre les branches des arbres. Ou bien encore de faire de grands bonds pour descendre par paliers d’immenses escaliers. Quelquefois simplement du sol s’élever pour doucement se laisser flotter dans le vent. Et je peux vous le jurer, je n’ai jamais eu d’accident. Avant de me mettre à rêver, on ne m’a pas contraint à signer d’assurance, à porter un casque ou bien des genouillères. Et pas une blessure ! Que dites-vous de cela ? Ça vous en bouche un coin. Non, je suis persuadé que vous aussi avez vécu cela. Alors qu’attendez-vous, retournez vous coucher. Au royaume des rêves, laissez-vous emporter. Il y a des palais aux tours élancées comme dans un Orient qui n’aurait pas brûlé sous la folie des hommes. Il y a des lagons où l’on peut se baigner sans qu’un petit malin ne vienne vous frôler avec un jet-ski, où dans votre paillote vous vous reposerez sans entendre le disco des enceintes du bar de la plage. Tous ces endroits qu’on vous vante comme des paradis et que l’homme a détruit. Ces endroits existent dans vos rêves, à l’état naturel, comme vous les rêvez, justement, voilà l’expression de ce que l’on vous vend alors que dans vos nuits, vous l’avez gratuitement. La mode est au local, au « fais-le donc toi-même » alors pourquoi attendre, rêvez donc par vous-mêmes ! Mais, me voilà qui délivre tout un prêchi-prêcha. Après tout, faites bien ce que vous voulez, tant que dans mes rêves à moi je peux batifoler. Alors, Adieu ! moi, je vais me coucher.

Valéry Sauvage